Rappeur censuré en Algérie : "Je dis tout haut ce que les gens pensent tout bas"
Dernière modification : 28/02/2014
Le rappeur algérien Lotfi Double Kanon s’est attiré les foudres d’Alger avec une chanson à charge contre le Premier ministre Abdelmalek Sellal. Privé de concerts dans son pays, il a rejoint la France d’où il dénonce une "manœuvre ridicule".
Pour avoir ouvertement critiqué dans une chanson le Premier ministre algérien Abdelmalek Sellal, le rappeur Lotfi Double Kanon a été désigné persona non grata dans son pays. Ses concerts ont été annulés, ses chansons ne sont plus diffusées à la radio. Une situation que l’artiste avait anticipée au moment de l’écriture de son titre controversé. Ce qui ne l'empêche pas, depuis la France, de dénoncer des intimidations "ridicules".
"Je dérange car j’ai dit tout haut ce que les gens pensent tout bas", déclare-t-il à FRANCE 24. Dans son opus sorti en décembre dernier, Lotfi moque allègrement la façon de gouverner de Sellal. "Ta politique est une catastrophe, si Boudiaf [ex-président algérien assassiné en 1992, NDLR] était au courant, il te dirait 'prends un troupeau de vache et va paître dans les champs"", rappe-t-il. La chanson "Clash 2014", en référence à l'élection présidentielle à venir, est aussi appelée "Fakakir", un clin d'oeil sarcastique à une erreur de langage du chef du gouvernement lors d’un discours.
Dénoncer les "Sellaliades"
Ce ton virulent reflète la frustration de Lotfi Double Kanon envers celui qu'il accuse d'avoir ridiculisé la fonction de Premier ministre, à force de gaffes. Sellal s'est en effet illustré à plusieurs reprises par des propos jugés incohérents ou inappropriés. Lors d’une visite médiatisée, en novembre 2013, il a notamment réagi au fait qu’une coccinelle se posait sur sa main par ces mots : "On dirait Khalida [Toumi, ministre algérienne de la Culture]". Lors d’une autre sortie officielle, en janvier, l’homme a salué une journaliste chinoise en lui adressant un incompréhensible "bonjour patate !".
Autant de bourdes qui ont justifié l’invention d’un terme, les "Sellaliades", inspiré des "Raffarinades", désignant, en France, les maladresses de l’ex-Premier ministre Jean-Pierre Raffarin.
"Ennemi d’État"
Pour autant, aussi maladroites que puissent être les sorties d’Abdelmalek Sellal, on ne touche pas impunément au chef du gouvernement. Rapidement après la diffusion de la chanson, Lotfi a reçu des menaces. "On va te salir", l’a-t-on prévenu. Ses chansons, elles, ont été bannies des ondes. "Les radios sont étatiques en Algérie. Même s’il n’y a pas eu de décret officiel appelant à m’interdire, elles s’autocensurent", juge-t-il.
Dans certains titres de presse algériens, une "campagne de dénigrement" à l’encontre du chanteur a été enclenchée. Le quotidien "Liberté" a notamment fait sa une sur la polémique suscitée par le fameux tube. Fustigeant le "discours dangereux, à la limite haineux, de ce rappeur", le journal dépeint l’artiste comme un misogyne et un "taleb salafisé déguisé sous une casquette US Navy". Des attaques qui font sourire l’intéressé. "T’imagines, j’ai fait la une de "Liberté" ! lance-t-il, ironique. J’étais tellement surpris que je l’ai encadrée chez moi. Ca fait plaisir".
Pour lui, ces opérations d'intimidation répondent à l'anxiété du régime : "Le gouvernement me considère comme un ennemi d’État, un perturbateur. Ils craignent des émeutes". Certaines critiques ont pris l’apparence de conseils : "La seule solution pour toi, c’est de dire à la télé que tu es désolé et qu’on t’a payé pour chanter ça. Avoue que tu as fait une erreur".
"On se croirait revenu en 1997"
Pour Lotfi, pourtant, hors de question de se repentir. "Je ne veux pas de Sellal, je ne veux pas de cette image-là pour l’Algérie." Selon lui, d’ailleurs, le Premier ministre n’est que l’arbre qui cache la forêt. "Il est le reflet de la médiocrité qui gangrène mon pays", poursuit celui qui, désormais, n’ose plus mettre les pieds en Algérie. "Beaucoup de personnes, des ministres, des présentateurs télé occupent des postes pour lesquels ils ne sont pas qualifiés."
Ce chanteur célèbre dans tout le Maghreb n’en est pas à son premier coup d’éclat. Rappeur depuis les années 1990, il s’est très vite illustré par son engagement politique. Son image de rappeur underground, peu aimé des radios, lui confère la sympathie du public. En 1997, il est interrompu en plein concert, à Annaba sa ville d’origine, par les forces de l’ordre.
"À l’époque, je dénonçais les fléaux sociaux comme le chômage et le manque de liberté d’expression. On avait moins de liberté que maintenant. Aujourd’hui, il y a Internet, la 3G… Les gens peuvent regarder des vidéos sur YouTube. Nous, les artistes, n’avons plus besoin de l’État pour véhiculer nos messages. Pourtant, avec cette polémique, on se croirait revenu en 1997."
À l’approche de l’élection présidentielle du 17 avril, lors de laquelle le présidentAbdelaziz Bouteflika briguera un quatrième mandat, Lotfi Double Kanon reste perplexe. "Je suis contre sa réélection. Pour l’instant, j’attends de voir ce que vont proposer les autres candidats. Si un programme politique nous apporte une solution, je me rallierais derrière. En attendant, je n’entends organiser ni manifestation, ni boycott du scrutin. Je ne veux pas déstabiliser l’Algérie."
Lotfi Double Kanon se produira le 8 mars à Lille, le 19 mars à l'école Sciences Po Paris en soutien au peuple syrien, le 22 mars à Djerba, en Tunisie, et le 28 mars à Casablanca, au Maroc.
Première publication : 27/02/2014